A69 : les médias oublient les liens d’un député avec Pierre Fabre

Pauline Bock, 13 février 2024 à 19:39, lecture ~ 11 m 01

Invité sur les chaînes d’info pour parler du rassemblement contre le projet d’autoroute A69 le 10 février, le député du Tarn Jean Terlier a critiqué des “militants radicaux” opposés, selon lui, à un projet “décidé démocratiquement”. Il a été accusé de ne pas rappeler ses liens (que le député conteste) avec le groupe Pierre Fabre, à l’origine du projet d’autoroute… ce que n’ont pas non plus souligné les journalistes.

Jean Terlier est député Renaissance dans la troisième circonscription du Tarn. Par laquelle passe le tracé du projet controversé de l’autoroute A69, censée relier Toulouse à Castres par une voie à péage construite parallèlement à une nationale déjà existante, la RN126. Bien des militant·es écologistes et habitant·es de la région sont opposé·es à l’autoroute, dont le tracé détruirait des zones humides et abattrait des centaines d’arbres. Mais ce projet autoroutier, dont il a fait sa “priorité pour le territoire” numéro 1 lors de sa réélection en 2022, Jean Terlier le défend mordicus dans les médias. Comme le week-end des 10 et 11 février, lors d’un rassemblement anti-A69, pour lequel l’activiste suédoise pour le climat Greta Thunberg avait fait le déplacement dans le Tarn.

Sur BFMTV et Franceinfo, le député fustige les “militants radicaux” opposés à l’A69

Sur BFMTV le 10 février, le présentateur Philippe Gaudin interviewait Jean Terlier en visio dans l’émission Le Live Week-end, en marge du rassemblement organisé le même jour par les opposants à l’autoroute et le collectif La voie est libre. “On est face à des individus qui veulent en découdre avec la police, qui occupent de manière irrégulière la voie ferrée entre Castres et Toulouse, ce qui a contraint la SNCF à mettre en place des bus, a déploré Terlier sur BFMTV. On a une manifestation qui est interdite et quand bien même elle est interdite, on a la présence de personnalités comme Greta Thunberg, qui vont s’associer à des gens qui n’ont pas d’autres désirs que de s’en prendre aux forces de l’ordre.” Le député a regretté “les violences en train de se dérouler sur place”. Qui selon lui seraient le fait d’une “minorité de manifestants qui veulent imposer leur volonté sur un chantier décidé démocratiquement il y a maintenant plusieurs mois”. Et ce alors que, assure-t-il, “il y a 75 % des habitants de ce territoire qui attendent cette autoroute”. Un pourcentage tiré d’un sondage commandé par le concessionnaire Atosca… à qui a été confiée la construction et l’exploitation de l’A69 – précision que Jean Terlier se gardait bien d’apporter à l’antenne.

Idem, le même jour, dans le 19/20 sur Franceinfo : le député y déroulait les mêmes éléments en opposant les “manifestants radicalisés” qu’il décrit comme violents, et le projet d’autoroute “décidé démocratiquement”. Terlier y déclarait que Greta Thunberg vient “en soutien à une manifestation interdite, avec des manifestants qui il y a quelques jours occupent une Zad, qui s’en sont pris au maire de Saïx, qui ont jeté des pierres sur les forces de l’ordre, qui ont occupé de manière illicite une voie ferrée entre Castres et Toulouse…” Invité face à Terlier sur Franceinfo, le militant écologiste et anti-A69 Thomas Brail, qu’ASI était allé rencontrer durant sa grève de la faim dans les arbres en face du ministère de la Transition écologique en 2023, rappelait alors à l’antenne qu’il y a en fait eu “90 % d’avis défavorables” et que “de nombreuses personnes du territoire ont dit, il y a de cela plus d’un an, qu’ils étaient contre ce projet autoroutier”.

Brail faisait référence aux 6 266 avis défavorables, soit 90 % des réponses, rendus lors de l’enquête publique environnementale sur le projet de l’A69 en 2022. L’Autorité environnementale et le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) ont tous deux également exprimé un avis défavorable sur la construction de cette autoroute, ce que n’ont rappelé aucun des journalistes, ni sur BFMTV, ni sur Franceinfo.

La conjointe du député travaille pour Pierre Fabre

Mais c’est autre chose qui a agacé les téléspectateur·ices qui connaissent le dossier A69 dans les prises de parole médiatiques de Jean Terlier pendant ce rassemblement. Cet autre chose, c’est avant tout le manque de rappel des liens du député Jean Terlier avec l’entreprise Pierre Fabre, qui est à l’origine du projet A69 – comme nous vous le racontions déjà en 2023.

“Jean Terlier enchaîne les mensonges en 1 min sur BFTV sur l’autoroute A69 sans que le journaliste ne le reprenne. Mais il oublie de préciser un élément majeur : sa femme travaille chez Fabre, l’entreprise derrière l’A69. Petit conflit d’intérêt, Jean Terlier ?”, s’est ainsi agacé le média indépendant dédié à l’environnement Bon Pote – qui couvre la contestation du projet d’autoroute.

Selon son compte LinkedIn, la conjointe de Jean Terlier travaille en effet pour Pierre Fabre depuis 19 ans, et a fait toute sa carrière dans le groupe. L’information n’a été rappelée ni sur BFMTV, ni sur Franceinfo. Pourtant, elle est présente dans la déclaration d’intérêts du député, accessible en ligne, qui souligne dans la case “activités professionnelles exercées […] par le conjoint, le partenaire lié par un pacte de solidarité civile ou le concubin” que sa conjointe est “directrice marketing” pour le “groupe Pierre Fabre”.

Jean Terlier “a fait sa campagne sur l’autoroute A69”

Au-delà de l’emploi de sa femme, des liens entre Jean Terlier et la société Pierre Fabre existent, à commencer bien sûr par le soutien sans faille apporté par le député au projet autoroutier, un vieux rêve du fondateur du groupe pharmaceutique. Pierre Fabre plaidait pour cette autoroute dès les années 2000, rappelait Reporterre en 2023 : l’industriel voyait “ce projet comme «un outil de travail» qui permettra de connecter ses 2 500 collaborateurs tarnais et ses 1 000 employés toulousains répartis sur différents sites”. Le soir de sa mort, “l’industriel tarnais aurait même eu une entrevue avec François Hollande, selon des élus joints par téléphone, pour lui rappeler l’importance de cette autoroute pour le territoire”.

Un avis partagé par Jean Terlier, qui explique à Arrêt sur images considérer que cette autoroute est primordiale pour sa circonscription : “On a le droit de partager leur position [à Pierre Fabre] sur l’autoroute. Ce territoire a une impérieuse nécessité à être désenclavé.” Élu député pour la première fois en 2017, Jean Terlier se disait alors déjà “favorable” au projet de l’A69, comme le relatait alors la Dépêche.

En 2022, il a fait du projet d’autoroute une mesure-phare de sa campagne de réélection. Ses tracts de campagne définissaient “l’autoroute Mazamet-Castres-Toulouse” comme “priorité pour le territoire numéro 1”. Ils en précisaient même le calendrier, en critiquant au passage les opposant·es au projet dans des termes similaires à ceux employés sur BFMTV et Franceinfo, par exemple “En 2023 : début des travaux qui nécessitent une vigilance renforcée face aux militants de l’ultra-gauche qui s’y opposent.” Cette “priorité pour le territoire” qu’est l’A69 aux yeux de Jean Terlier devance ainsi par exemple la promesse de “garantir des services publics de proximité”, qui n’arrive qu’en cinquième place des priorités fixées.

“Terlier a fait toute sa campagne sur l’autoroute, estime auprès d’Arrêt sur images Geoffroy Tarroux, un habitant de la région opposé à l’A69 et membre du collectif La voie est libre. Tout ce que [Jean Terlier] raconte sur l’autoroute, c’est un tissu de mensonges, ce sont des éléments de langage.” Tarroux précise que la lutte anti-A69 a au contraire été “portée uniquement par des locaux” jusqu’à la venue de Greta Thunberg. “Ils sont dans la caricature”, dit-il.

Un discours pour la Fondation Pierre Fabre et des tracts de campagne imprimés par une filiale du groupe

Un hasard ? Les militants de La voie est libre ont remarqué que les tracts de campagne de Jean Terlier ont été, au moins en partie, imprimés par l’imprimerie tarnaise Art et caractère, une filiale du groupe Pierre Fabre. Contactée, une responsable de l’imprimerie a confirmé à Arrêt sur images qu’Art et caractère a “imprimé des choses pour lui”. La marge d’un de ses tracts de 2022, qu’ASI a pu consulter, mentionne en effet “Impression Art et Caractère”.

En septembre 2019, Jean Terlier a également donné un discours lors de la cérémonie des 20 ans de la Fondation Pierre Fabre. Discours dans lequel il qualifiait l’invitation de “moment privilégié”, et toujours visible sur YouTube : “Je n’oublie pas que ma présence, et mon attachement dans le Tarn, à Castres d’abord, à Lavaur ensuite, est le fait d’un homme : monsieur Pierre Fabre.” Le député décrivait ensuite Pierre Fabre comme “un entrepreneur audacieux, acharné de travail, exigeant, engagé, généreux, humble” aux “décisions avant-gardistes”. Il louait les “retombées économiques” de “l’enracinement” dans le territoire tarnais de l’entreprise Pierre Fabre. Et saluait le projet A69 : “Et bientôt, une autoroute entre Castres et Toulouse. […] [Pierre Fabre] serait fier, je pense, et soulagé, même, de le voir aboutir et être inscrit dans la loi d’orientation des mobilités, porté par ce gouvernement et cette majorité.” Il remerciait encore le président de la Fondation Pierre Fabre pour son soutien, lors de la venue ministérielle “de madame Élisabeth Borne pour nous confirmer la participation de l’État dans la construction de l’autoroute”.

“Dans son discours, ça transpire, qu’il est pro-Pierre Fabre”, note Geoffroy Tarroux, le membre de La voie est libre. Il explique y voir un “mélange des genres” assez répandu dans la région de Castres, où “Pierre Fabre était une institution, un dieu vivant” et n’hésitait pas, à “placer des élus locaux un peu partout”, assure-t-il*.* “Dans les conseils municipaux du tracé [de l’autoroute], il y a beaucoup de cadres de Pierre Fabre”, fait remarquer Geoffroy Tarroux pour recontextualiser le rôle de la société Pierre Fabre dans le Tarn, au-delà du sujet Jean Terlier.

Jean Terlier brigue la présidence de la commission d’enquête sur le financement de l’A69 et nie “tout conflit d’intérêts”

Contacté par Arrêt sur images, Jean Terlier est agacé, mais répond à toutes nos questions. “Quand on n’a pas beaucoup de choses à se reprocher sur le fond, on s’en prend aux personnes en essayant de salir leur honnêteté et leur intégrité, dit-il. Je ne laisserai pas dire n’importe quoi sur ce sujet.” Il l’assure, il n’a “pas d’autre lien avec la société Pierre Fabre que celui qui consiste à ce que mon épouse travaille dans cette entreprise” – dont le poste actuel au sein de l’entreprise n’est d’ailleurs plus “directrice marketing”, précise-t-il, mais “simple employée qui n’est en rien décisionnaire” et ne fait que travailler pour la gestion des congrès du groupe. “Si elle travaillait pour une petite PME qui serait en faveur du projet autoroutier, ça serait exactement la même chose, ajoute-t-il. Il n’y a absolument aucun conflit d’intérêts caractérisé.” Il conseille à ceux qui pensent l’inverse de “vérifier ce qu’est un conflit d’intérêts” : “Les laboratoires Pierre Fabre ne sont pas partie prenante dans le cadre du montage juridique et financier du financement de l’autoroute A69. Le contrat de concession, il n’est pas signé par le laboratoire Pierre Fabre, il est signé entre l’État, le concessionnaire et les différentes collectivités territoriales qui financent ce projet autoroutier, à l’issue d’une procédure qui fait l’objet d’un contrôle de l’administration. La société Pierre Fabre soutient ce projet autoroutier, et elle a raison de le faire, comme beaucoup d’habitants de ce territoire. Pour qu’il y ait conflit d’intérêts, il faudrait que la société Pierre Fabre soit à l’origine du montage financier et des intérêts financiers du montage.”

Concernant son discours à la cérémonie d’anniversaire de la Fondation Pierre Fabre en 2019, il explique n’avoir fait que “se féliciter” de compter les laboratoires Pierre Fabre comme acteur économique de sa circonscription : “Les laboratoires Pierre Fabre sont le premier employeur du territoire !” Quant à l’imprimeur Art et caractères, “c’est le seul imprimeur à Lavaur qui était en capacité d’imprimer [s]es affiches”, dit-il, en nous suggérant d’aller vérifier ses comptes de campagne : “Je peux vous produire les factures !” Questionné sur le rôle d’acteur d’influence politique, économique et sociale particulier que joue le groupe Pierre Fabre dans la région de Castres, il n’y voit “absolument rien” : “Ma campagne a été financée sur mes fonds personnels, sauf un élu qui a accepté de m’apporter du soutien de principe. Je ne dois strictement rien à personne, je ne suis en lien avec Pierre Fabre pour rien.” Selon lui, ces accusations sont portées dans le but de lui nuire à un moment qui n’est pas anodin : “Comme par hasard, au moment où je vais me porter à la présidence de la commission d’enquête sur le montage financier du projet autoroutier, ce sujet-là arrive sur la table.” Il en est sûr : “On cherche par tous les moyens à salir ma personne et à remettre en cause mon intégrité.”

Des liens rappelés par “Blast”, “Reporterre” et “Novethic”

Si BFMTV et Franceinfo ne l’ont pas mentionné, en avril 2023, une enquête de Blast sur le projet d’autoroute qui “suscite des polémiques depuis 30 ans” n’avait pas manqué de rappeler le poste de sa conjointe, tel que mentionné dans sa déclaration d’intérêts : “Le parlementaire, dont l’épouse n’est autre que la… directrice de communication de Pierre Fabre”, écrivaient les journalistes. Dans un article sur “les barons de l’A69” en octobre 2023, Reporterre soulignait : “«Le chantier se fera», s’est exclamé le député Jean Terlier, dont la femme est directrice marketing chez Pierre Fabre, face à un hémicycle acquis à sa cause.” L’article précisait aussi que “le député avait également, lors de l’anniversaire des 20 ans de la Fondation Fabre en 2019, confirmé que cette autoroute était un projet «particulièrement important aux yeux de Pierre Fabre»”. Faudrait-il donc en conclure que chez BFMTV et Franceinfo, on ne lit pas la presse indépendante ?

Ces éléments sont en effet peu mentionnés ailleurs. On en retrouve une trace dans un article du site Novethic d’octobre 2023. Qui citait un membre de La voie est libre dénonçant, déjà, la “connivence de Pierre Fabre avec les politiques” du territoire tarnais : “«Partout dans le département il y a une proximité entre des élus et Pierre Fabre», poursuit Bernard Cottaz-Cordier. «Le député de la 3ème circonscription Jean Terlier, dont la femme est directrice du marketing au sein du groupe, est un fervent défenseur du projet.»” Sans oublier une mention à ce propos au sein d’un portrait de Jean Terlier publié dans la Dépêche au moment de sa campagne législative de 2017. L’article relatait sa rencontre avec sa conjointe, “qu’il va accompagner en Australie un an et demi pour son stage de fin d’études au sein des Laboratoires Pierre Fabre. Il va en profiter pour préparer son concours d’avocat avant de poser ses valises à Castres où son épouse est embauchée au Carla, près de Pierre Fabre.” Le député annonçait déjà qu’“il travaille pour faire avancer le projet d’autoroute Castres-Toulouse qui «lui tient à cœur»”… Sans rappeler que ce projet, c’est à l’origine le rêve de Pierre Fabre. Décidément.

Contactés par ASI, Philippe Gaudin (BFMTV) ne nous a pas répondu ; Caroline Loyer (Franceinfo) a répondu à notre demande en s’excusant de ne pas avoir le temps de nous parler, dû à un remplacement imprévu au JT.